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Résumé de l'article publié dans la Revue des Etudes Slaves, Paris, LXVIII /4, 1996, pp. 445-461.

V. Ržeutsky.    

LA COMMUNAUTE FRANCOPHONE DE MOSCOU

SOUS LE REGNE DE CATHERINE II.

 

           En 1793, en réponse à lexécution du Roi de France Louis XVI, Catherine II de Russie signa loukase interdisant toutes les relations avec la France.[1] Un des points essentiels de cet oukase prévoyait lexpulsion de lEmpire de tous les sujets français qui refuseraient de prêter le serment de nentretenir aucune relation avec létranger. Quel était le nombre de ceux qui étaient concernés par cette mesure en Russie et qui étaient-ils?

           Les listes des Français qui prêtèrent ce serment, furent publiées dans le journal Sankt-Peterburgskie vedomosti.[2] Les numéros 45-46 de - contiennent les noms et les prénoms de presque 800 sujets français adultes domiciliés à Saint-Pétersbourg et lindication des métiers quils exerçaient.[3] Environ 900 sujets français et leurs enfants résidaient vers cette époque à Moscou, ce qui ressort des listes publiées dans les numéros 47-51 du même journal pour lannée 1793.[4] Dans les listes des Français-Moscovites sont omis, à la différence des listes pour Saint-Pétersbourg, tous les renseignements concernant les métiers exercés par la communauté de Moscou. En revanche, presque toujours est indiquée la ville dorigine des Français-Moscovites.[5] Dans toutes les autres provinces de lEmpire le nombre de sujets français ne va pas au-delà de 300-400 personnes. Bien sûr le nombre absolu de Français en Russie était plus considérable car les cas de la naturalisation nétaient plus si rares à cette époque.[6] En comptant aussi les enfants, le nombre absolu de Français résidant à cette époque en Russie pourrait être estimé à au moins 2500 personnes. A Moscou (avec sa banlieue), en 1793 la quantité des Français sapprochait de la barre de 1000 personnes. Comment une telle communauté se forma-t-elle?

 

1.La naissance de la communauté francophone de Moscou.

 

           En 1759 le vice-consulat de France souvrit à Moscou. Le premier vice-consul sappelait Pierre Martin. Il resta attaché à ce poste au moins au cours de 20 ans, tout en assurant les fonctions de précepteur dans la famille des princes Cerkaskij.[7] Il fut un témoin privilégié de la naissance de la colonie francophone de Moscou.[8] Il est naturel que, pendant cette période, il connût parfaitement une grande partie de ses compatriotes moscovites. Cette qualité le distinguait de ses collègues des hauts rangs de Saint-Pétersbourg.[9] Cest la raison qui a notamment déterminé un certain degré de confiance (v. ci-dessous) quon serait prêt à accorder aux documents rédigés par Pierre Martin, confiance qui est tantôt limitée, tantôt affermie par la comparaison avec dautres sources dune fiabilité plus ou moins certaine.[10] Parmi les documents quon tient de Pierre Martin, il y a deux qui attirent particulièrement lattention. Il sagit de deux listes de la communauté française (ou francophone). La première est intitulée  Etat des françois, sujets du roi, de leur femmes et enfant actuellement à Moscou et aux environs, au premier janvier mil sept cent soixante deux , et se rapporte à lannée 1762.[11] La deuxième était dressée par le vice-consul en 1777 sous le titre  Etat de La Colonie françoise à Moscou et dans cette partie de lEmpire de Russie, pour être mis sous les yeux de Monseigneur de Sartine Ministre et Secrétaire dEtat ayant Le département de la marine, par le Sr. martin viceconsul à Moscou, au commencement de 1777 . [12] Létablissement de ces listes faisait partie des devoirs de Pierre Martin en tant que vice-consul. Dans linstruction quil reçut de Paris via lambassade de Saint-Pétersbourg, au tout début de lexercice de ses fonctions, il lui fut notifié qu il sera très bien aussi quil fasse à son loisir un état général de tous les françois établis tant à Moscou quaux environs, en notant par autant de colonnes ce quil apprendra du tems de leur arrivée, de leur âge, de leur état de marié ou non marié, de leurs enfans, de leurs talens, métiers ou fonctions et surtout de leurs bonnes ou mauvaises qualités, mais il doit plutôt recueillir ces connaissances que den faire des recherches avec affectations, puisquelles doivent être secrettes .[13]

           La liste dressée en 1762 reproduit le nom et le prénom des Français résidant à Moscou cette année, fait mention de leurs femme et enfants, donne parfois quelques indications, toujours succinctes, sur lorigine de limmigré et le métier quil exerce. Ces informations sont complétées par dautres quon peut tirer des autres documents du même registre dont la liste susmentionnée fait partie: procurations, légalisations des extraits baptistaires, mortuaires ou de mariage, actes de résolution, assignations etc. La liste de 1777 est de beaucoup plus régulière. Elle donne le nom, souvent le prénom des hommes; indique sils sont mariés, veufs ou célibataires; combien denfants ils ont; de quelle région ou ville de France ils sont originaires (pour à peu près 140 familles et individus (ou 283 personnes) sur au total environ 210 familles et individus); enfin quels métiers ils exercent (pour 89 personnes adultes sur le nombre total dà peu près 270 adultes mentionnés dans la liste).

           Dans la liste dressée en 1762 sont mentionnées seulement 156 personnes, hommes, femmes et enfants. Même si lon y ajoute quelques autres Français qui résidaient à Moscou à cette époque selon le registre du vice-consulat dont on dispose et qui couvre les années 1759-1764, leur nombre absolu à Moscou nexcédait apparemment au début des années 1760  200 personnes, femmes et enfants compris, ce qui nest quune petite poignée en comparaison avec la colonie des années 1770. La liste de 1777 comporte environ 650 personnes, hommes, femmes et enfants.[14] En 1762 les Français ne sont pas encore concentrés dans un quartier, plusieurs vivent dans les hôtels de la noblesse. Ainsi, un Jean Mathieu Chauvin,  précepteur des enfants dAlexandre Petrowitch Akinfioff  ou une Marguerite Deschamps demeurant on ne sait en quelle qualité chez le prince Alexis Sergejevič Galicyn. Cest aussi le cas dune Marie Magdeleine Françoise de Surville logée chez le prince Nikita Jurič Trubeckoj. Probablement quelques uns résident dans le Faubourg des étrangers (Nemeckaja sloboda), mais N. Martynova-Ponjatovskaja qui a pris le soin détudier à cette fin les listes des premiers recensements (revizskie skazki) ny en a enregistré presque aucun.[15] Les Français catholiques et leurs compatriotes protestants étaient les uns comme les autres en minorité dans les paroisses à prédominance polonaise et allemande. De quoi on conclut provisoirement que les Français de Moscou des années 1750 - début des années 1760 ne formaient pas encore de communauté vraiment organisée ni à plus forte raison structurée.

           La constitution de la colonie francophone de Moscou coïncide donc avec lépoque du règne de Catherine II. Mais tout en étant le fruit des initiatives de la grande souveraine, la communauté de Moscou se forma plutôt malgré les projets de limmigration conçus et réalisés sous Catherine II, que grâce à eux.

           Il est notoire que limmigration organisée par Catherine II était pensée comme rurale et non urbaine, à la différence de limmigration du temps de Pierre I.[16] Autre particularité de la politique migratoire de cette époque, bien différente aussi sur ce point de la politique de Pierre le Grand, était une certaine confusion des critères selon lesquels les immigrés étaient choisis et un laisser-aller général en ce qui concernait la qualité de limmigration au profit de la quantité. Le caractère rural de la colonisation dune part et les caractéristiques professionnelles de beaucoup dimmigrés en désaccord flagrant avec la direction de la politique migratoire dautre part, sont à compter parmi les causes de la naissance de la communauté francophone de Moscou.

           Les immigrés étaient invités à sétablir principalement sur les territoires vides, surtout sur ceux qui étaient recommandés par le gouvernement. Par contre, la fixation dans les villes, sans être vraiment interdite, était somme toute mal vue. Pourtant, beaucoup dimmigrés dorigine française nont pas manqué cette occasion, bien que ceux qui choisissaient à se fixer dans les capitales ne fussent exempts des impôts et toutes sortes de charges que pour la période de cinq ans et non pour trente ans comme les colons à Saratov. En 1777, comme on vient de le signaler, il y avait non moins de 650 Français à Moscou. Seulement deux ou trois reçurent laide du gouvernement pour létablissement des entreprises, notamment Fazy et Ferrier pour la fondation dune fabrique de montres à Moscou.[17] Les autres vinrent probablement à leurs propres frais ou prirent la fuite durant le trajet de Saint-Pétersbourg à la région de la Volga.[18] Mais pour un grand nombre le chemin à Moscou dura plusieurs années.

           Parmi les colonies fondées par les immigrés dans la région de la Volga il y avait une qui sappelait Rosoši. Cétait la seule où lélément français était dominant. En outre, à Saratov même sétablirent quantité de Français et de leurs voisins francophones (Suisses, Belges).[19] En 1775 une commission spéciale était chargée de trier tous les colons daprès leur aptitude à soccuper de lagriculture. En résultat 529 furent reconnus incapables de cultiver la terre, reçurent les passeports leur permettant de choisir un autre mode de vie en changeant le lieu de domicile. Une grande partie de ces derniers se retrouvèrent sous peu dans les capitales.[20] Pierre Martin écrivait dans le document cité qui se rapporte à lannée 1777:  La grande colonie françoise était à Saratoff, mais elle a été presque toute dispersée par les ordres de Limpératrice, qui a permis aux familles qui La composaient de se répandre dans LEmpire pour y faire usage de leurs talents et y chercher à vivre. Il est cependant resté plusieurs de ces familles à Saratoff, ainsi que dans dautres colonies mélées de toutes les nations .[21] Or daprès la liste de Pierre Martin de 1777, environ 150 Français, hommes, femmes et enfants, domiciliés à Moscou en 1777 étaient peu avant des habitants de Saratov et de sa province.

           Le sens profond et la place de cet événement dans lhistoire de limmigration française en Russie sont clarifiés par un document intitulé  Observations Sur La Levée des Colonies Russes et LEmigration des Familles Françoises  provenant de la partie des Archives de la Bastille qui est conservée à la Bibliothèque nationale de Russie.[22] Il en découle que nombre de Français étaient recrutés en dehors de la France, dans les communautés francophones de la diaspora, dans les villes comme Hambourg ou Francfort. Différentes étaient les voies qui les y avaient amenés: les uns avaient émigré lors des campagnes de la colonisation en Prusse; dautres avaient déserté de larmée française; dautres encore, les huguenots, avaient fui les persécutions religieuses.... Le vice-consul de France à Moscou Pierre Martin signale la présence dau moins 18 déserteurs (sur 48 hommes adultes) parmi les Français venus de Saratov à Moscou.[23] Labsolue majorité des Français engagés en Allemagne étaient des habitants urbains. Ils létaient souvent encore avant de sexpatrier et de sétablir dans les villes allemandes. Il ny avait parmi ceux-là que très peu de gens qui étaient liés à lagriculture, si ce nétaient pas les quelques anciens vignerons établis à cette époque à Francfort. Les immigrés français  levés  dans ces villes maîtrisaient en général des professions urbaines.[24] A larrivée dans la région de la Volga, beaucoup étaient mis devant un choix des plus douloureux, surtout si on prend en compte linsistance de la Chancellerie de tutelle des colons étrangers (Kanceljarija opekunstva inostrannyx[25]) qui forçait les colons de changer leur métier pour celui de laboureur. La fuite dans les capitales était donc une conséquence logique du fait que beaucoup de colons français se montrèrent réfractaires, voire incapables à sadapter aux conditions quils navaient pas choisies. La fuite devint une véritable débandade quand les colons comprirent que lenseignement de leur langue était un excellent gagne-pain en Russie.[26] Leffritement de lélément français dans la région de la Volga était de surcroît accéléré par des calamités qui poursuivaient les colonies depuis le début de la colonisation: les mauvaises récoltes suivaient une année après lautre, beaucoup de colonies étaient déficitaires au cours de dix premières années de leur existence, voire plus; en 1774 Saratov était beaucoup endommagée par un terrible incendie, et sa dévastation était achevée par les troupes de Pugacev trois mois plus tard.[27] Et ce nest pas un hasard si Pierre Martin parle en toute connaissance de cause des événements qui eurent lieu à une distance énorme de Moscou:  Il ne reste plus guère que quatre ou cinq mille de ces familles, Le reste étant péri de misère et de maladies, ou massacrés par Pougatchoff, ou emmenés en esclavage par les tartares .[28]

           Aussi, un des facteurs importants pour la constitution de la communauté francophone de Moscou doit-il être cherché dans la contradiction entre le caractère principalement urbain des immigrants français des années 1760 et la tendance générale de la politique migratoire du gouvernement russe à cette époque. Autre raison consistait en un intérêt toujours croissant parmi la noblesse russe pour tout ce qui était lié à la France, à commencer par la langue française.[29] Il est curieux que la plus nombreuse famille parmi celles arrivées de la région de Saratov à Moscou, à savoir les Dellesalle, gagnaient leur vie en enseignant le français dans les pensions quils avaient fondées et ce métier était hérité par nombre des descendants des premiers Dellesalle venus en Russie.[30] Plus tard, un des mécanismes essentiels de lagrandissement et du renouvellement de la communauté était une migration des Français appelés par leurs conjoints, parents, anciens voisins à venir à Moscou, phénomène qui a reçu le nom de  chain immigration  dans la littérature anglo-américaine. Cest le mécanisme qui était à la cause du flux extraordinaire des immigrants de quelques petites villes de France en Russie.[31]

           En 1777 environ la moitié de tous les Français de Moscou étaient originaires de quatre villes ou régions de France, de la Lorraine (qui est à la tête de ce groupe avec 13% de tous les Français de la colonie), de Paris, du Dauphiné, de Lyon (qui clôt le groupe des leaders avec 10%).[32] Il a déjà été dit que nombre dimmigrés arrivèrent en Russie via les villes allemandes. Seize ans après, en 1793, parmi les sujets français à Moscou, 20%, cest-à-dire le groupe le plus nombreux de tous, étaient ceux qui étaient nés en Russie des parents français. Leur emboîtaient le pas des anciens Parisiens (16%), des originaires de lAlsace et de la Lorraine (presque 15%), tandis que les Lyonnais sont bien moins nombreux quen 1777 (moins de 3%).[33] Ainsi, dans la deuxième partie du règne de Catherine II survinrent quelques changements notables dans la constitution de la communauté de Moscou. Dabord, cest lapparition de la deuxième et de la troisième générations des immigrés français à Moscou, ce qui témoigne dun important taux de sédentarisation de limmigration française dans cette ville. Deuxièmement, cest une diminution notable du flux des immigrés de Lyon qui sexplique probablement par un piètre succès de la production de soie à Moscou. Troisième changement est laugmentation du nombre dimmigrés de lAlsace. Les mêmes tendances se profilent à Saint-Pétersbourg du début du XIX siècle.[34]

           Les Français de Moscou de la deuxième moitié du XIX siècle, penchés sur lhistoire de leur communauté, se posaient aussi la question sur les sources de celle-ci. Leurs opinions à ce sujet sont dautant plus intéressantes quelles pourraient être considérées dans une certaine mesure en tant que jugement de la colonie à propos de sa propre histoire. Pour Félix Tastevin et Augustin Ladrague, lun comme lautre littéraires, Moscovites français de la fin du XIX siècle, la communauté se constituait dans un premier temps des émigrés de lAlsace et de la Lorraine. Dans un deuxième temps, des Franc-comtois vinrent sinstaller à Saint-Pétersbourg et à Moscou après le mariage du Grand-Duc Paul avec une princesse de Würtemberg élevée à Monbéliard. Et la troisième vague se situe alors à lépoque de la Révolution et de la Terreur, elle est constituée essentiellement des prêtres et des nobles dont la provenance nest pas précisée par ces auteurs. A ce flux sajoutent quelques petits confluents: les émigrés de la province de Liège et de la Suisse francophone.[35] Cette unanimité entre les deux hommes devrait être interprétée, paraît-il, comme lexpression des représentations collectives que partageaient les membres de la colonie de cette époque. Ces représentations, sans fausser tout à fait la réalité des choses (telle quelle se présente daprès les documents consulaires), ne sont pour autant libres de quelques inexactitudes qui sont dues probablement à leffet du temps et de loubli. Cet oubli semble dautant plus naturel que la colonie se rajeunit considérablement après la dure épreuve subie en 1812 et les nouveaux éléments ne surent pas garder le souvenir exact des débuts de la communauté. En effet, on est frappé par loubli absolu du mouvement migratoire de Lyon et du Dauphiné dont les originaires constituaient pourtant plus de 20% des effectifs de la communauté aux années 1770 (mais dont le nombre diminua rapidement ce qui est peut-être le pourquoi de cet oubli). Le nombre de Parisiens ne semble pas non plus si négligeable, mais est également ignoré par les auteurs cités. A court des sources, quils ignoraient ou qui leur étaient inaccessibles à lépoque, Tastevin et Ladrague pouvaient prendre pour largent comptant les souvenirs gardés par la mémoire collective de la communauté, imparfaite comme la mémoire de lhomme en général. Il est intéressant à ce propos que limmigration dont le souvenir persiste surtout dans la communauté, celle des Alsaciens comme des Lorrains, paraît une des plus stables et, pour ce qui est surtout des Alsaciens, une des plus récentes.

 

2.Métiers de la colonie. Lieux de résidence.

Relations avec la noblesse de Moscou.

Organisation structurelle de la communauté.

 

           Les précepteurs ne figurent pas dans la liste de 1777. Cest quils ne formaient pas de corps de métier. Pourtant, cette  profession libérale  de lépoque était indéniablement des plus répandues parmi les Français de Moscou.[36] En labsence des précepteurs, le groupe le plus nombreux est constitué par les commerçants. Numériquement, bien moins nombreux sont médecins, cuisiniers, perruquiers (le nombre de ces derniers est pourtant, pour un métier comme celui-ci, important, et constitue, dans Moscou de la fin du XVIII siècle, une profession spécifiquement française). Plusieurs métiers ne sont représentés que par un ou deux immigrés, tels sont les métiers de chapelier, ferblanquier, horloger, maître darmes etc.[37] A titre de comparaison on peut indiquer les chiffres pour Saint-Pétersbourg.[38] Sur environ 800 personnes adultes sujets français se trouvant à Saint-Pétersbourg en 1793, 85 sont nommés  exbntkb  et 12 gouvernantes (environ 12% de tous les adultes), 81 sont marchands (10%), 71 sont militaires (9,3%), 55 sont dits serviteurs ( slugi  - 6,8%), mais il faudrait y ajouter des valets de chambre ( rfvthlbyths , 2,75%, ce qui donne en tout presque 10%), 33 sont cuisiniers (environ 4%). Parmi les professions moins fréquentes à Saint-Pétersbourg citons: perruquiers (un peu plus de 3%), artistes (2,5%) etc.

           Si le préceptorat était un métier universel des Français Moscovites, comme de tous les  Français russes [39] en général, le commerce était sans doute le métier le plus ancien. Bien que le 3-me recensement (1762) nenregistrât pas de marchands français dans les guildes marchandes à Moscou, il nest pas moins vrai que les Français commerçaient déjà à Moscou bien avant le début de limmigration initiée sous Catherine II. On connaît au moins quils y étaient plusieurs lannée de louverture du vice-consulat de France à Moscou (1759). Ils font des affaires avec Saint-Pétersbourg et avec la France. Un nommé Joseph Gapand vient à Moscou en 1760 avec une provision de tabatières que lui avait confiée un marchand parisien. Mais ayant payé de fortes sommes à la douane, il perd beaucoup dargent sur cette opération.[40] Les Français créent les premières associations, par exemple, pour la conservation de leurs marchandises dans les entrepôts communs. Un tel entrepôt appartenant entre autres aux frères-commerçants Le Maignan et à François Lacroix a brûlé en 1764, ce qui a occasionné une perte de leurs marchandises pour 3109 roubles.[41] François La Croix est dailleurs un marchand de Saint-Pétersbourg, mais il passe des mois entiers à Moscou pour ses affaires de commerces. Quinze ans plus tard (1777), la deuxième liste connue de Pierre Martin comporte les noms denviron 30[42] marchands français qui sont domiciliés à Moscou. Le 4-me recensement (1782) fournit les noms de quatre autres marchands français inscrits dans les guildes qui étaient manifestement à Moscou déjà en 1777 mais sont absents de la liste de Pierre Martin. Sur vingt-cinq marchands dont lorigine est connue quatre sont danciens Parisiens, trois viennent de la Lorraine, un du Dauphiné, une famille de plusieurs personnes est originaire de la Provence, une autre vient de la Bretagne, une personne de la Normandie, de Nîmes, de Grenoble, dOrange et de Lyon. La spécialisation de quelques uns est indiquée: M.Martin est marchand-bijoutier, M.Servier et M.Chevis vendent des perruques, d-lle Hannevard est marchande de modes. Si en 1782 le nombre des marchands des guildes dorigine française se limite à 7 personnes, ils sont 42 douze ans plus tard, lors du recensement de 1794-1795.[43] On rencontre très souvent les noms à consonance française parmi ceux des marchands de Moscou condamnés à la fin du XVIII siècle à de fortes amendes pour la contrebande des marchandises interdites ou importées sans payement de taxes.[44]

           La question qui reste jusque là à lombre concerne les relations entre la population de Moscou (la noblesse mise à part) et les communautés étrangères de cette ville. Il paraît que avant le début du XIX siècle ces relations dans le milieu marchand nétaient pas trop tendues. Pourtant le nombre des libraires français toujours croissant à Moscou ne pouvait, semble-t-il, que susciter le mécontentement de leurs confrères russes. Sil nen était point ainsi pendant longtemps, ne serait-ce imputable aux différences entre eux: les lieux dactivité privilégiés par les premiers (le Pont des maréchaux, Tverskoj, Rozdestvenka etc.) étaient à lécart du Pont du Saint-Sauveur où vendaient les livres les libraires russes de Moscou, ce qui était déterminé par la différence de la clientèle quils servaient; les Français se spécialisaient dans le premier temps en livres étrangers et nempiétaient pas tellement sur lespace de vie des libraires russes. Certains domaines du commerce français étaient sans doute à labri de la jalousie des marchands russes comme étant très spécifiques (le commerce des perruques, de certains articles de mode etc.). En outre, beaucoup de marchands russes de Moscou étaient eux-mêmes des  intrus , venus dautres villes de lEmpire.

           Si à la fin du XVIII siècle non moins de 30% des immigrés français à Saint-Pétersbourg dépendaient directement de laristocratie, essentiellement russe, quils servaient,[45] la proportion des Français au service de la noblesse était probablement encore plus importante à Moscou.[46] On pourrait dire pour cette raison que les besoins de laristocratie déterminaient dans une grande mesure la constitution de la colonie du point de vue professionnelle et notamment le nombre de ceux qui exerçaient tel ou tel métier, quoiquon ne doive pas oublier, quà leur tour, les Français exerçaient indéniablement une influence dans le processus de la maturation de ces besoins. La demande des précepteurs saturée dans la nouvelle capitale, le trop-plein de ceux-ci se déversait sur Moscou. A la fin du XVIII - début du XIX siècle apparaissent dans le journal officiel de Moscou Moskovskie vedomosti les annonces des Français proposant leurs services en tant que précepteurs à la noblesse provinciale. Est-il devenu si difficile de trouver une place à Moscou vers cette époque?

           Avec quelle couche de la population de Moscou les Français-Moscovites entretenaient-ils de préférence les relations? Par qui étaient-ils le plus souvent engagés? Qui achetait les livres dans les librairies fondées par les Français? Il est vrai quen répondant que la noblesse de Moscou était un interlocuteur social privilégié de la communauté francophone à Moscou, on ne risque pas de se tromper outre mesure, mais on reste pourtant sur sa faim. On ne peut pas encore donner une réponse détaillée à chacune des questions posées, mais les documents accessibles permettent néanmoins de fournir des éléments de la réponse.

           Un Français Emmanuel Bousson de Mairet se trouve au service du comte Nikita Petrovic Panin, futur vice-chancelier. Cest un des rares Français récalcitrants qui refusa de prêter le serment en 1793 et fut obligé de quitter lEmpire de Russie. Dans les années 1770, en qualité de gouverneur dans la famille du général-en-chef de larmée russe comte Valentin Platonovič Musin-Puškin travaillait lancien officier français Nicolas Henri Feriel du Foy. Dans les années 1780 un certain Jacques Chevenet est chef de cuisine du brigadier comte Stepan Stepanovič Apraksin. Son homologue Jean Baptiste Maiz servait le feld-maréchal comte Ivan Petrovič Saltykov, gouverneur de Moscou depuis 1797.[47] Dans les listes des parrains des enfants des immigrés français baptisés à léglise catholique des Saints Apôtres Pierre et Paul à Moscou en 1783 surgissent les noms de Fedor Pavlovič Balk-Polev, chambellan actuel; de la comtesse Ekaterina Ivanovna Šuvalov, veuve du feld-maréchal; du conseiller privé actuel grand chambellan et sénateur prince Alexandre Mihajlovič Golicyn. La même année dautres aristocrates russes de Moscou parrainèrent les enfants dans la même église: le comte Petr Alexandrovič Buturlin, conseiller privé, fils du feld-maréchal, la comtesse Ekaterina Ivanovna Golovkin, épouse du comte Mixail Gavrilovič Golovkin, vice-chancellier et sénateur exilé sous Elisabeth. Cette énumération des grands noms titrés de lEmpire pourrait être prolongée presque à linfini: les noms des princes Trubeckoj, Xavanskij, Odojevskij, Gagarin, Dolgorukij, Volkonskij, des comtes Šeremetev, Apraksin etc. se mêlent aux noms des étrangers obscurs.[48] Cette longue liste témoigne avec éloquence des relations assez étroites qui sétaient établies vers cette époque entre la haute noblesse de Moscou et les étrangers. Elle montre aussi, bien quindirectement, que la communauté francophone de Moscou est entrée dans la phase de lépanouissement et de la maturité dans la deuxième partie du règne de Catherine II.

           Qui plus est, on pourrait dire que le rapprochement avec la noblesse de Moscou se produisit aussi dans le sens direct du terme. Bien sûr, selon les usages du temps les précepteurs, les cuisiniers, les maîtres dhôtel etc. vivaient dhabitude dans les maisons de la noblesse qui les engageait. De ce fait, ils entraient en contact avec laristocratie journellement et souvent, si on pense aux précepteurs et secrétaires, dune façon presque intime. Dautre part, ces Français étaient, du point de vue du lieu de leur résidence, exclus, dans une certaine mesure, de la vie de la communauté. Cest probablement une des explications du fait que les Français, étant déjà présents et fort nombreux à Moscou du début des années 1760, étaient quasiment introuvables dans le Faubourg des étrangers. Les listes des recensements (htdbpcrbt crfprb) concernant les marchands des guildes de Moscou[49] indiquent le  trajet  quavait effectué la colonie francophone à Moscou depuis les années 1760 à la fin du XVIII siècle. Lors du 4-me recensement (1782), 7 marchands français inscrits dans les guildes marchandes habitent différents quartiers de Moscou, y compris 2 qui résident dans le Faubourg des étrangers, mais on nen trouve aucun à cette époque dans le quartier de Lubjanka et du Pont des maréchaux (Ke,zyrf b Repytwrbq vjcn). Douze ans plus tard, lors du 5-me recensement (1794-1795), sur 22 marchands français inscrits dans les guildes dont les adresses sont indiquées dans les listes de recensement, 16 habitent dans le quartier de Lubjanka et 10 de ce nombre directement  près du Pont des maréchaux  ou  sur le Pont des maréchaux . Ce fait demande dêtre explicité. On est enclin den voir les mobiles essentiellement dans le changement des circonstances qui a, en lespace de deux-trois lustres peut-être, valorisé ce quartier, surtout au regard des communautés étrangères, qui étaient, répétons-le, en grande partie au service de laristocratie et sorientaient sur ses goûts. Un des comtes Voroncov a construit, dès la moitié du siècle, plusieurs maisons prestigieuses, dans la Roždestvenka et le long de la rivière Neglinka. Beaucoup dautres aristocrates lont suivi de près, transformant ainsi cette espace en un quartier cossu. Bientôt, déjà au temps de Catherine II, il fut permis de commercer partout dans la ville, et non seulement dans lenceinte des Galeries marchandes comme jusque là.

           Les Français habitaient en grande solidarité, les uns près des autres. Ainsi, dans la maison du général Beketov, près du Pont des maréchaux, étaient logés les marchands français Magdeleine Renière, Jacques Gay, célèbre libraire, Robert Philippeau avec son épouse Louise Villaume. Dans la maison du libraire François Courtener, Français de nation, logeaient aussi quelques Français, notamment Jean Gautier, futur beau-fils de Courtener, et François Riss, aussi libraire.[50]

           Les Français firent de grands progrès dans la vente des livres à Moscou, montrant ainsi aux libraires russes les horizons dans lart de librairie. De Marey, les frères Gay, Courtener, Bugnet, Gautier, Riss et Saucet introduisirent les catalogues, les salles de lecture, le prêt des livres tant aux Moscovites quaux provinciaux, la publicité des nouveautés de librairie dans les journaux de Moscou etc. Un développement extraordinaire des librairies françaises tenues par des Français était dû naturellement au contexte culturel et social de lépoque. Mais de surcroît, peut-être à un fait curieux: on a pu constater que plusieurs libraires français de Moscou étaient originaires de la même ville, Strasbourg, ils se connaissaient sans doute avant le départ en Russie, peut-être leur départ même était-il coordonné.[51] Il est remarquable que les frères Gay par exemple, commencèrent à vendre les livres dabord à Moscou, puis élargirent leur commerce en ouvrant en 1787 leur magasin (qui existera jusquà 1800) à Saint-Pétersbourg en pleine perspective Nevski.[52] Dautres Français, tel François Courtener, ayant des parents proches libraires à létranger, exploitaient habilement la possibilité davoir des contacts avec eux, commander à travers eux des nouveautés etc. Ainsi, Courtener fait paraître une  Note de livres nouveaux et autres, en vente chez Pierre Courtener, libraire à Basle, et chez François Courtener, libraire à Moscou .[53] Les catalogues édités par la maison Courtener permettent de suivre lévolution de son commerce. Ayant ouvert dabord aux années 1780 une librairie  rue Illienski à Moscou aux Boutiques Neuves de Mr. Calinin, n 3 , cest-à-dire dans la rue Iljinskij, Courtener ouvre bientôt un autre magasin de livres, cette fois  rue Nikolsky, vis-à-vis de Zaïkonospasky monastère ,  maison de Schewaltischeff . On peut imaginer le nombre des livres en vente dans sa librairie si son  Catalogue methodique  comptait 150 pages.[54]

           On est amené, sur la base des documents quelque peu modestes dont nous disposons, à faire une supposition que les marchands français tendaient à conclure à cette époque les mariages le plus souvent dans leur propre milieu, celui des marchands français. Jean-Marie Gautier Dufayer qui vint en Russie à la fin des années 1750 avec quelques compagnons, changea en quelques années plusieurs professions, y compris celle - incontournable -, de précepteur, avant de passer de Saint-Pétersbourg à Moscou et de sinscrire comme marchand des guildes avec le capital dun millier de roubles quil arriva à réunir sur les économies de son salaire de gouverneur, de directeur dune manufacture privée etc. Bientôt, marchand de la 1-re guilde à Moscou, il épousa Jeanne Gaudain, fille du directeur du Club Anglais à Moscou, lui aussi Français. Jean Gautier, alias Ivan Ivanovič Gautier, issu de cette union, sapparenta au libraire François Courtener par le mariage avec sa fille et il hérita la maison Courtener qui existerait encore au cours dun siècle.

           Ne sont plus si rares dans les années 1780 les unions  intercommunautaires  ou  interethniques .[55] Ainsi, d-lle Rose Hannevard, soeur des frères Hannevard qui formaient à Moscou de cette époque une importante maison de commerce, se marie avec le fils du propriétaire dune fabrique de tapisseries, Anglais Martin Butler. Cette union est probablement dautant plus avantageuse pour les Hannevard quelle coïncide avec la période de grandes difficultés financières quéprouve la maison  Hannevard, Becker et Cie . En 1775, les marchands sont obligés de présenter au consulat de France à Saint-Pétersbourg le bilan de leur commerce pour que la chancellerie pût procéder à la liquidation de la société.[56]

           Il semble pourtant que jusquà la fin du XVIII siècle les mariages des Français avec des Russes nétaient somme toute pas fréquents. Pourtant, il est difficile den être assuré car si dans la liste de 1793 publiée dans le journal Moskovskie vedomosti les noms de jeune fille des femmes des Français sont presque toujours mentionnés, il ny a pas parmi elles une seule qui soit Russe.[57] Cest dailleurs naturel puisquil sagit dune liste des sujets français. Les noms à consonance russe sont tout autant absents des registres des mariages de léglise Saint-Louis des Français: de 1790 quand le registre fut ouvert à lannée 1793 incluse, il ny en a pas un seul.[58] Sil en est ainsi, cela ne signifie bien sûr pas que des mariages  mixtes  entre les Russes et les Français étaient inexistants, mais plutôt quil faut en chercher les traces ailleurs. A titre dexemple, citons une des plus nombreuses familles françaises de Moscou, les Dellesalle. Sur le nombre présumé de treize enfants quavait le fondateur de cette famille Philippe Dellesalle, nés aux années 1760-1770, quatre épousèrent leurs compatriotes établis à Moscou; trois autres se marièrent aux représentants dautres communautés étrangères de Moscou, sans doute les Allemands à juger daprès leurs noms; trois encore épousèrent les Russes, dont Petr Jakovlevič Aničkov, assesseur de collège et propriétaire à Moscou; les noms des conjoints des trois qui restent sont inconnus pour le moment. Et il sagit de la famille qui, semble-t-il, visait plutôt la plus rapide assimilation, donc naurait pas dû se cloisonner dans les limites du Pont des maréchaux. Une branche des Dellesalle rompit même les attaches qui la liait à la communauté de leurs compatriotes, se déplaça à Saint-Pétersbourg où lattendait le chemin de lascension sociale presque vertigineuse. La grande réussite sociale, dans une carrière militaire ou civile, qui donnerait laccès à la noblesse, supposait pour une famille française à Moscou, de relacher les liens avec la communauté et, partant, daccepter la plus rapide assimilation linguistique et culturelle.[59] Les contraintes des circonstances jouaient aussi leur rôle dans les stratégies maritales. Pour une Française de Moscou, épouser un Français était une tâche ardue. Le choix des conjoints français nétant pas illimité dans la colonie française de Moscou, tant sen faut, les Français auraient pu être stimulés à sacrifier certaines règles de bienséance généralement reconnues à lépoque. Ainsi, la fille de Sophie Philippovna Dellesalle et de Pierre Dunoyer épousa Alexandr Gavrilovič Dellesalle qui était son cousin germain.[60]

           Une des fonctions de léglise Saint Louis des Français à Moscou était justement de mettre une barrière ou du moins de ralentir le processus de brassage de la population française de Moscou avec les autochtones et dautres étrangers. Linitiative de fonder une église  française  vint de plusieurs familles respectables de la colonie, du vice-consul et, naturellement, des ecclésiastiques français qui étaient des hôtes de plus en plus fréquents à Moscou et sy établissaient même.[61] En août 1789 tous les Français de la communauté reçurent une invitation à venir participer à une réunion générale de la colonie. Le texte de cet imprimé annonçait:  Monsieur! (suit le nom de celui à qui la feuille était adressée) Comme membre de la Communauté françoise, vous êtes prié de vous trouver dimanche prochain 5 août à 9 heures du matin à lAssemblée qui se tiendra chez M. de Bosse, Sindic,[62] à lOustretinka,[63] pour régler la communauté Catholique françoise, séparée des autres par la permission de Mgr. lArchéveque de Mohilew; daviser aux moyens détablir ses revenues, ses casuels etc. et de pourvoir à ses frais; réunion qui doit flâter les françois jaloux de conserver lintimité nationale et les ressources quelle offrira dans toutes les positions malheureuses; réunissant aussi l agrément davoir son prêtre, ses registres; de suivre ses usages pour le service divin et déviter à lavenir les contestations qui naissent naturellement de la différence du génie de 4 nations melées ensemble .[64] Lassemblée de la communauté résolut de  former une communauté particulière et délever une église ou le culte catholique put se célébrer selon les rites de sa nation, en vertu des traités entre la France et la Russie .[65] La communauté nomma plusieurs syndics et leurs adjoints. Et cest le 30 mars 1791 que léglise fut bénie et dédiée à Saint Louis, Roi de France,  en présence de la communauté généralement rassemblée et avec un concours égal de la noblesse russe .[66] En 1792, peut-être par les soins des prêtres français, larchevêque prescrivit la délimitation complète de la paroisse française et enjoignit aux desservants de léglise de ne confesser et communier que leurs ouailles. On en vint à interdire à un Italien, Gambotti, doccuper plus longtemps le poste de syndic de la communauté, bien que lintéressé fût de plein gré accepté dans la colonie, étant probablement parfaitement francophone.[67]

           En tirant quelques conclusions préalables, soulignons une fois de plus que ce fut sous le règne de Catherine II que la communauté française (ou, plus justement, francophone), dune petite poignée, se transforma en une colonie des dimensions considérables et cela, en grande partie grâce au mouvement de la population initiée par la politique migratoire de Catherine II, bien quà lencontre des buts que visait le gouvernement. Si pourtant dans la ville comme Moscou, numériquement, le  poids  de cette communauté était des plus modestes, elle ne jouait pas moins un rôle important dans le fonctionnement de la ville et devint un phénomène de la conscience publique.[68] Ceci était dû dabord au fait que la communauté francophone de Moscou réussit à établir des relations avec de très larges couches de lancienne capitale et surtout laristocratie moscovite; et puis grâce à lorganisation de la communauté autour du vice-consulat et léglise catholique française de Moscou. Cest cette dernière particularité qui permettra à la communauté de se conserver encore très longtemps en tant que groupe  ethnique .

 



           Je saisis cette occasion pour exprimer ma gratitude à M.Wladimir Berelowitch et Mme Jutta Scherrer pour laide et le soutien quils mont accordé au cours de mes études à lEcole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris en 1995-1996.

Toutes les citations sont reproduites avec lorthographe de loriginal.

           [1]Loukase du 8 février 1793,   , XVI, , , , // , SPb., 1830, vol. 23, n 17101.

           [2]- , 1793, n 45-53.

           [3]Sankt-Peterburgskie vedomosti  signalent (1793, n 46, p. 1045) que le nombre de sujets français qui prêtèrent le serment à Saint-Pétersbourg était égal à 786 (bien que les listes en contiennent au plus 765). En y ajoutant les 12 personnes qui prêtèrent le serment plus tardivement (ibid.), on aura le chiffre de 798 où cependant sont exceptés les enfants.

           [4]Ces listes reproduites dans ces numéros (Sankt-Peterburgskie vedomosti, 1793, n 47-51) contiennent, daprès mes calculs, 906 personnes, y compris les enfants. Les listes sont précédées par les mots suivants:   , 1793 8 , , , . Or à juger daprès les listes elles-mêmes, il ne sagit que des habitants de Moscou. Il est possible quétaient aussi inclus dans ces listes les Français des environs de Moscou.

           [5] Il est à remarquer que les listes incluent aussi les émigrés francophones des villes comme Bruxelles, Genève ou Luxembourg, bien que le nombre de ceux-ci fût minime. Les originaires francophones de la Belgique, de la Suisse etc. faisaient toujours partie de la communauté française de Moscou, abstraction faite du statut de ses pays. On trouve même dans les listes de la communauté dressées par le vice-consulat de France à Moscou un Espagnol; la raison en est certainement dans la langue (et la culture) française qui étaient un dénominateur commun pour tous ces émigrés. Cest la raison qui nous fait parler de la communauté  francophone .

           [6]On en connaît plusieurs, mais il semble extrêmement important de savoir les chiffres exacts qui sont des indicateurs des processus (lassimilation, linfluence des facteurs dordre politique, économique etc., limage de la Russie et ainsi de suite) dans le milieu des étrangers en Russie.

           [7]Archives diplomatiques de Paris, Correspondance politique, Russie, vol.100 (année 1777), p.113verso.

           [8]Avant limmigration entreprise sous le règne de Catherine II, le peu de Français de Moscou étaient pour la plupart dextraction huguenotte. Jurgen Krämmerer conclut dans son livre Russland und die Hugenotten im 18. Jahrhundert (1689-1789), Wiesbaden, 1978, p.34:  Zur Bildung einer franzosisch-reformierten Gemeinde ist es jedoch in Moskau nicht gekommen. Zu gering war die Anzahl hugenottischer Familien in der alten Hauptstadt . Il semble que les quelques artisans français arrivés à Moscou aux années 1720 via Saint-Pétersbourg ne sy éternisèrent pas non plus. V. sur ce sujet les lettres inédites du vice-consul de France à Saint-Pétersbourg (sous le règne de Pierre I) Henry Lavie, Archives Nationales, Affaires étrangères, B-I-983, f.1-2 etc.

           [9]L'attitude des hauts fonctionnaire de la diplomatie française en Russie envers leurs compatriotes expatriés et la bonne ou mauvaise connaissance avec leur vie qui est fonction de cette attitude fait l'objet d'une étude à part et nous n'en ferons pas de résumé ici.

           [10]P.ex.  N. A. Najdenov, , M., 1883-1889, t. 1-9.

           [11]Jexprime ma reconnaissance à M. Vladimir Somov qui ma indiqué ce document. ADN, Moscou, vice-consulat, n 1, p. 99-101.

           [12]Archives Nationales de France (AN), Affaires étrangères, B-I-480, f. 213-223.

           [13] Instruction Pour Le Sr. Pierre Martin Etabli Vice-consul de france à Moscou et dépendances, par patentes du Sr. De Cury de St. Sauveur Consul général de france En Russie en date Du premier avril 1760 , ADN, Moscou, vice-consulat, n 1, p. 23-30.

           [14]Il est impossible dévaluer, daprès cette liste, quel était le nombre exact de Français à Moscou à cette époque. Dabord parce que, dressée par une personne qui avait pour lexecution de cette tâche des moyens quand même très limités, cette source nest bien sûr pas exhaustive ni libre de quelques erreurs. Et puis, parce que le nombre denfants dans plusieurs familles nest pas précisé.

           [15]N. G. Martynova-Ponjatovakaja, // , ., 1928, vol. 1, p. 113 sqq.

           [16]Cf. les opinions sur ce sujet: R.Bartlett, Human Capital. The Settlement of Foreigners in Russia, 1762-1804, Cambridge University Press, Cambridge, London, New York, New Rochelle, Melbourne, Sydney, 1979, p.53 sqq. et A. A. Kizevetter, . . XVIII //   52- . , - , vol. XI, n 3, SPb., 1912, p. 151-200 et en particulier p. 159.

           [17]R. Bartlett, op.cit., p. 168-169, 308.

           [18]Cf. G. G. Pisarevskij, XVIII XIX ., Rostov-sur-le-Don, 1916, p. 23.

           [19]V. F. Šišmarev, // ,  vol. 26, L., 1975, p. 111 sqq.

           [20]Pisarevskij, op.cit., p. 36; Bartlett, op.cit., p. 106.

           [21]AN, Affaires étrangères, B-I-480, p. 218.

           [22]Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de Russie (BNR, Saint-Pétersbourg), Archives de la Bastille, autographe 121,  n 107. Très abîmé, le document ne fut que mentionné par Paul dEstrée, Une colonie franco-russe au XVIII siècle, Revue des Revues, 1896, 19. Il fut reproduit en entier pour la première fois (si on exclut la publication dans le catalogue tapuscrit interne de la Bibliothèque   : , L., 1960, par A. Ljublinskaja) par Roger Bartlett, op.cit.., p. 250-255.

[23]AN, Affaires étrangères, B-I-480, p.213-223.

[24]Ainsi, on y rencontre des fabricants, officiers et bas-officiers levés en Hollande, des  Déserteurs, fabricants de bas, forgerons reformées pour la plus part  engagés à Wurms,  20 familles françaises prés composées de Cloutiers, Tisserans, Bucherons tirées des Ardennes  embauchées à Furth etc., R.Bartlett, op.cit., pp.250-253. Cf. à ce propos lopinion de Šišmarev, op.cit., p. 113.

           [25]Organisme qui avait existé de 1763 à 1782 et était chargé de la direction du recrutement et de létablissement des colons. Le fonds de la Chancellerie aux Archives dEtat des actes anciens (RGADA) à Moscou (F. 283,  210 dossiers) contient les documents concernant le recrutement des colons dans les pays dEurope, leur établissement dans les différents gouvernements de lEmpire, y compris dans la province de Moscou, les listes de colons (1768-1769), etc.

           [26]Cf. Pisarevskij, op.cit., p. 6-10.

           [27]Cf. ibid.; - , vol. 35, t. 2, recueil historique, Saratov, 1928; V. V. Mavrodin, // : . . = , , , vol. 9, p. 400-412.

           [28]AN, Affaires étrangères, B-I-480, p. 218.

           [29]Même dans la région de la Volga, pourtant extrêmement pauvre en ressources humaines, les colons français connurent un succès considérable en devenant précepteurs. Cf. Pisarevskij, op.cit., p. 7.

           [30]V. p.ex. M. Delsal, . , 1869, n 1, p. 35-38.

           [31]P.ex. des originaires de Lunéville. En 1793 on compte au moins 24 anciens Lunévillois à Moscou, Sankt-Peterburgskie vedomosti, 1793, n 47-51. En 1819 un notaire originaire de Lunéville nommé Nicolas Touvenel conclut à Saint-Pétersbourg le mariage avec Ursule Socerot, fille du dentiste à la cour de Russie Joseph Socerot, lui aussi originaire de Lunéville, bien que sa fille fût née déjà à Saint-Pétersbourg. Archives diplomatiques de Nantes, Saint-Pétersbourg, consulat, état-civil, n 1, Registre des naissances, mariages et décès. An X à 1821, p. 42. On peut penser que ce nétait pas un cas unique.

           [32]Daprès la liste de 1777, AN, Affaires étrangères, B-I-480, p. 213-223. V. Šišmarev, sur la base de plusieurs sources approximatives a conclu que la quantité de véritables Français ne dépassait dans la région de la Volga 70 personnes. Sur ce nombre, la plus grande partie étaient originaires du Nord-Est et de lEst: Ile-de France, Orléan, Berry, Picardie, Artois, Champagne, Lorraine, Bourgogne, Alsace, Franche-Comté. Beaucoup moins sont représentés lOuest et le Sud-Ouest. La divergence davec le document susmentionné des Archives de la Bastille nest quapparente, pense V. Šišmarev. Beaucoup de  Français  de lAlsace et de la Lorraine étaient, selon lui, Allemands par leur langue. (V. Šišmarev, op.cit., p. 109-110). Dautant plus il ny a pas de contradiction entre ces données et celles qui viennent de lanalyse de la liste de Pierre Martin de 1777: les chiffres quon donne se rapportent presque exclusivement à ceux des immigrés français de Moscou qui vinrent en Russie eux-mêmes et ne furent pas engagés par les  recruteurs  (vyzyvateli), peut-être aussi à quelques uns qui prirent la fuite pendant le trajet des colons de Saint-Pétersbourg à Saratov, mais en aucun cas aux colons français de Saratov. Martin nindique que lorigine de deux familles sur toutes celles qui étaient venues de Saratov à Moscou. La grande divergence des données sexplique sûrement par le décalage qui existait entre les régions qui répondirent par elles-mêmes à lappel venant de la Russie et celles où limmigration était engendrée par les recruteurs.

           [33]Sur la base de lanalyse des listes publiées dans Sankt-Peterburgskie vedomosti, 1793, n 47-51.

           [34]Sur la base de lanalyse statistique du registre consulaire: ADN, Saint-Pétersbourg, consulat, état-civil, n 1, Registre des naissances, mariages et décès. An X à 1821.

           [35]Félix Tastevin, Histoire de la colonie française de Moscou depuis les origines jusquà 1812, Paris-M., 1908, p. 3-4; Ysarn de Villefort, Relation du séjour des Français à Moscou et de lincendie de cette ville en 1812, par un habitant de Moscou, suivi de divers documents relatifs à cet événement, le tout annoté et publié par A.Gadaruel (Ladrague), Bruxelles, 1871, p. 74-75.

           [36]V. ci-dessous les chiffres pour Saint-Pétersbourg de la fin du XVIII siècle qui confirment cette supposition.

           [37]Dans la majorité des cas le métier nest pas indiqué, ce qui rend presque impossible lanalyse statistique.

           [38]Sur la base des listes du journal Sankt-Peterburgskie vedomosti, 1793, n 45-46.

           [39]Lancé par les soldats de la Grande Armée aux Français Moscovites, ce mot, à y bien penser, a quelque chose de juste, tout en restant un paradoxe.

           [40]ADN, Moscou, consulat, n 1, p. 54.

           [41]Ibid., p. 167-168.

           [42]On ne sait pas combien étaient les frères Le Maignan ou les frères de Landre.

           [43]Najdenov, op.cit., vol. 4, p. 434-474.

           [44] : - XIX , vol. 2, t. 1, p. 40. Ce fait donnera un excellent prétexte pour une campagne initiée par les marchands russes de Moscou contre les étrangers en 1805.

           [45]On a en vue les précepteurs, les cuisiniers, les maîtres dhôtel, etc. qui étaient effectivement directement dépendants des nobles qui les engageaient, à la différence, disons, des marchands ou des militaires.

           [46]Tandis que les militaires faisaient presque défaut dans la communauté française de Moscou à la fin du XVIII siècle.

           [47]Jexprime dautant plus ma reconnaissance à Vladimir Somov de mavoir communiqué ces informations quelles sont contenues dans les dossiers conservés aux Archives diplomatiques de Nantes mais faisant partie du fonds non répertorié et actuellement inaccessible aux chercheurs. On ne dispose jusquà présent ni en France ni en Russie daucune étude sérieuse sur les commuautés françaises en Russie qui reposât sur des données aussi concrètes. Dans cette situation, on ne peut que donner raison à Vl. Somov lorsquil soulignait combien importantes seraient des recherches dans le fonds des archives des anciens postes diplomatiques français en Russie conservé aux Archives diplomatiques de Nantes. A grand regret, la majeure partie de ce fonds attend dêtre reclassée et reste fermée aux historiens. Cf. Vl. Somov, - XVIII - () // , résumés des communicatons du colloque qui sest tenu à Saint-Pétersbourg en 1994, p. 158-160. V. aussi larticle de Vl. Somov, V. Rjéoutski, Les Français en Russie. Nouveaux documents provenant des postes diplomatiques français en Russie (Nantes) (à paraître [nous avons mis du temps à préparer cet article pour des raisons, je dirais extrascientifiques. Mais ce laps de temps considérable qui sépare cette annonce dantan de la parution prochaine de cet aperçu du fonds de Nantes a été très propice car entretemps jai eu loccasion deffectuer à Nantes deux séjours de recherche consécutifs. Comme le travail est fait et le texte est désormais sous presse, je suis heureux dannoncer encore une fois espérons que ce sera la dernière la parution de cet article intitulé ( - 1760-1780-. -) // - . . . . . . ., . , 2001. - V. R.].

           [48]Documents des églises catholiques de Moscou, BNR, département des manuscrits, raznojaz., F-II, n 27/1, f. 81 sqq. (Pour la description et lanalyse sommaire de ces documents voir: V. Somov et V. Ržeuckij, - XVIII (à paraître [hélas, cest toujours en projet. Mais jai largement puisé dans ce fonds précieux lorsque jécrivais sur  Léglise catholique et la communauté francophone à Moscou à la fin du XVIII siècle , article en russe qui vient de paraître dans les Cahiers du monde russe à Paris et que jai le plaisir de présenter sur ce site V. R.]). On peut penser quil sagit des seigneurs de ces mêmes Français dont les enfants étaient parrainés par ces aristocrates. Or ce nest pas le cas, sinon il faudrait admettre que ces Français pouvaient passer tout le temps dun seigneur à lautre.

           [49]Najdenov, op.cit., vol.3-4.

           [50]Ibid., vol. 4; Martynova-Poniatovskaya, op.cit.

           [51]V. au sujet des libraires français de la fin du XVIII - début du XIX siècle à Moscou les articles cités de Martynova-Ponjatovskaya, op.cit., vol. 1, , p. 113-131, (1799-1812) (1805-1810), p. 153-180. Faits essentiellement sur la base dune seule source, le journal Moskovskie vedomosti, ces articles fournissent une information dune richesse exceptionnelle.

           [52] , XVIII . L., 1985, vol. 3, p. 180.

           [53]Se trouve au RGADA ; cf. ibid., vol.3, p.191.

           [54]Ibid., vol. 3, p. 192.

           [55]Cette conclusion découle de lanalyse des registres de mariages et de baptêmes des églises catholiques de Moscou: églises des Saints Apôtres Pierre et Paul et Saint Louis des Français. Bibliothèque nationale de Russie, département des manuscrits, raznojaz., F-II, n 27/1, f. 81-109, n 27/2, f. 552 et suiv.

           [56]Récapitulation ou Etat de tous les actes passés et contenus dans le Registre du Consulat Général de France à Saint-Pétersbourg, AN, Affaires étrangères, B-I-988, f. 138-139.

           [57]Moskovskie vedomosti, 1793, n 47-51.

           [58]BNR, département des Manuscrits, raznoiaz., F-II, n 27/1, loc. cit.

           [59]Lapparition dune importante couche de la  nouvelle noblesse , de la noblesse de service pour la plus grande partie, parmi les Français de Moscou dans la première moitié du XIX siècle et limportance de ce phénomène pour la compréhension des processus dassimilation et de la résistance à lassimilation, devront encore être étudiés.

           [60]La généalogie de cette famille est reconstituée daprès les sources multiples, notamment inédites: le fonds des églises catholiques de Moscou, BNR, département des Manuscrits, raznojaz., F-II, n 27/1; Archives historiques dEtat de Russie (RGIA),  F. 1343, inv. 3, dossier 663; inv. 20, dossiers 936-938.

           [61]Comme le fera labbé Adrian Surugue, pendant plusieurs années, après avoir quitté la pension de labbé Nicole à Saint-Pétersbourg, engagé en tant que précepteur dans la famille du comte A.Musin-Puskin, président du Saint-Synode, découvreur du Dit de lOst dIgor.

           [62]Mais dabord et surtout vice-consul de France qui remplaça Pierre Martin.

           [63]Il sagit naturellement de Sretinka.

           [64]Documents des églises catholiques de Moscou, BNR, département des Manuscrits, raznojaz., F-II, n 27/1, f. 291.

           [65]Documents officiels et procès-verbaux ayant rapport aux fondations diverses des Français domiciliés à Moscou, 1789-1892, Moscou, 1892, p.14-17.

           [66]Ibid.

           [67]Ibid., p.21.

           [68]Dès la fin du XIX siècle le  Pont des Maréchaux  devient le synonyme de la présence des Français à Moscou, de la communauté française et de linfluence française.

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